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Neuf femmes qui font avancer l’Afrique

Elles sont connues ou inconnues. Elles sont Africaines et « Le Monde » a décidé de leur rendre hommage.

La chanteuse équato-guinéenne Patrima combat la polygamie à travers ses chansons. PIERRE LEPIDI

Elles sont connues ou inconnues. Elles sont Africaines et Le Monde a décidé de leur rendre hommage, à l’occasion de la journée de la femme, le 8 mars. Elles n’ont pas été choisies pour leur fortune, ni pour leur influence, mais parce qu’elles ont impressionné neuf des journalistes au Monde qui traitent de l’Afrique. Le choix a été subjectif, le résultat est large : photographe, banquière, soeur religieuse, agricultrice, actrice, geek ou ancienne couturière. Ce sont les femmes à qui nous tirons notre chapeau, celles qui sont en train de changer leur continent.

Actress Lupita Nyong’o wears a Calvin Klein gown and Chopard diamonds as she arrives at the 87th Academy Awards in Hollywood, California in this February 22, 2015 file photo. The $150,000 pearl-studded, custom-made Calvin Klein dress worn by Oscar-winning actress Lupita Nyong’o at this year’s Academy Awards has been stolen, police said on February 26, 2015. REUTERS/Mario Anzuoni/Files (UNITED STATES – Tags: ENTERTAINMENT CRIME LAW)

Comment ne pas être bouleversé par Lupita Nyong’o ? Bien sûr, l’actrice (et réalisatrice) kényane a crevé l’écran dans son rôle de Patsey, la jeune esclave martyrisée dans la plantation de 12 Years a Slave. Pour sa première apparition au cinéma, elle a été récompensée par un Oscar. Elle est aussi devenue célèbre du jour au lendemain. En partie en raison de son élégance, devenue emblématique, ou peut-être du fait que l’Oscar (du second rôle) était attribué à une actrice à la fois africaine et mondiale : née au Mexique, originaire du Kenya, suivant depuis deux ans des études d’art dramatique à Yale. Et c’est ainsi que Lupita Nyong’o est devenue une icône.

Elle semblait faite pour ça : incarner une femme universelle qui soit aussi une femme noire, à la beauté et la grâce si éclatantes qu’elles ont des vertus étonnantes. Comme celle de révéler d’autres femmes à elles-mêmes. Lupita Nyong’o n’a pas besoin de dire « Africa is beautiful » (l’Afrique est belle), elle en fait la démonstration à chaque instant. Un exemple ? Quelques semaines avant les Oscar, Lupita Nyong’o était invitée à la remise des prix décernés par le magazine Essence aux femmes noires d’Hollywood.

Pour son discours, elle a décidé de lire la lettre d’une toute jeune fille, qui lui avait écrit pour annoncer avoir renoncé aux crèmes éclaircissantes pour la peau, ayant compris en la regardant que oui, de toute évidence, on pouvait être noire et belle. Et merveilleusement bien dans sa peau. Cela s’appelle servir de modèle.

Et à cet égard, Lupita Nyong’o n’est pas seulement un beau visage avec de l’allure. En 2006, elle a réalisé In My Genes (Dans mes gènes), un documentaire sur les albinos au Kenya, qui s’interrogeait sur toutes les dimensions de la couleur de la peau. Sur l’affiche de son film, une question : à quoi ça ressemble d’être « blanc » dans une société « noire ». Le documentaire lui a permis de recevoir son premier prix, dans un festival au Mexique, le pays où elle est née.

Lupita Nyong’o fait remonter les ventes de Vogue quand elle apparaît en couverture, et elle est aussi le produit d’une histoire politique particulière. Son père, Anyang Nyong’o, est l’un de ces professeurs d’université, intellectuels un temps marxisants, qui se sont dressés contre le régime à parti unique de l’ex-président Daniel Arap Moi. Dans les années 1980, le Kenya est sous le coup de son pouvoir autoritaire. La contestation conduit aux mauvais traitements dans les cachots souterrains de Nyayo House. L’oncle de Lupita va « disparaître » pendant ces années sombres. Peter Anyang Nyong’o est arrêté sans cesse, malmené. Pour s’éloigner, il prend, comme Trosky, référence alors dans ce milieu intellectuel, la route du Mexique. Le professeur Nyong’o est embauché pour créer le département d’études africaines dans une université. C’est là que naîtra une fille, prénommée Lupita (diminutif de la sainte patronne du Mexique et une expression en kiluo, la langue de l’ethnie familiale), mais qu’on appelle chez elle Amondi (« née à l’aube »).

Au Kenya, les temps changent. Bientôt, les Nyong’o seront de retour. Peter prend part aux mouvements politiques qui vont permettre le retour au multipartisme. Longtemps opposant, puis ministre, sans jamais se départir de son éternelle allure d’intellectuel, sans jamais renier les valeurs morales tendance idéalistes qui ont fait sa « signature ». Aujourd’hui, il est sénateur de Kisumu (ville de l’ouest du Kenya), et n’a pas changé d’un iota.

Lupita Nyong’o est l’enfant de ce Kenya-là, ouvert sur le monde, prometteur en toutes choses. A Nairobi, elle a fréquenté les bonnes écoles, a développé très tôt un goût pour le théâtre et le cinéma. Dans les années 2000, elle se produisait au National Theater, dans le Roméo et Juliette de Shakespeare. Ce même Shakespeare dont leur père leur récitait des tirades entières quand il était au volant.

Jean-Philippe Remy

D’un pas lent mais assuré, Souad Dibi traverse la grande entrée du Palais des congrès de Genève, où elle est venue participer en ce mois de novembre 2014 à un forum mondial sur l’innovation. Le thème lui tient à cœur, car « de là où je viens, il faut inventer tout le temps, surmonter l’adversité et imaginer le futur en permanence ».

Souad Dibi vit depuis trente ans à Essaouira, une province du littoral atlantique marocain aux innombrables attraits touristiques. Mais, selon des indications de l’Initiative nationale pour le développement humain, la région connaît aussi un taux de pauvreté de plus de 30 % qui touche d’abord la jeunesse et les femmes. « Quand je vois des femmes dans la précarité, je suis écœurée car je me dis que c’est toute une société qui s’écroule. Alors, je cherche des solutions, j’innove », lance celle qui a créé en 1998 une association pour venir en aide à des femmes d’Essaouira abandonnées et sans ressources, aujourd’hui l’une des plus importantes de la localité.

Chaque année, son association El Khir (bienfaisance en arabe) accompagne en moyenne 120 femmes à retrouver une autonomie en les formant à des activités génératrices de revenus : cuisine, pâtisserie, services à la personne… Rien ne prédestinait cette ancienne couturière de 48 ans à se dévouer à la réinsertion socioprofessionnelle des femmes d‘Essaouira. « Si ce n’est [sa] révolte naturelle contre l’injustice et l’attentisme » qu’elle a ramenée d’Al Jadida, sa ville natale près de Casablanca, lorsqu’elle s’est mariée à un artisan menuisier de la côte marocaine.

« Beaucoup de femmes vivent des situations dramatiques au sein de leur famille : abandon, maltraitance, dépendance vis-à-vis de leur mari. Nous les aidons à comprendre que la meilleure façon de s’affirmer, c’est de parvenir à être autonomes », s’enflamme Souad Dibi qui ajoute ne pas être une militante féministe pour autant. Elle prône l’égalité entre les hommes et les femmes, mais pense qu’« il est important de respecter les traditions, car on ne peut pas faire ce qu’on veut ».

Le féminisme de Souad Dibi se veut « participatif » et non vindicatif ni revendicatif. Sa voix fluette et son ton calme contrastent avec son exaspération. « Nous faisons un travail que les pouvoirs publics devraient garantir à tous les citoyens, surtout dans les zones rurales », déplore la militante associative pour qui « le féminisme consiste d’abord à répondre à des besoins concrets ».

Raoul Mbog

Sa route était toute tracée dans l’univers doré des salles de marchés mais elle a choisi de laisser tomber les bonus de la Citibank pour « faire du développement » et donner du sens à une vie qu’elle ne voyait pas limitée à la recherche « de profits à court terme pour satisfaire l’appétit toujours plus grand des actionnaires ».

Lorsqu’on rencontre aujourd’hui la tunisienne Hela Cheikhrouhou, à la tête du tout nouveau Fonds vert pour le climat, on a du mal à imaginer que cette femme fluette et réservée, d’une petite quarantaine d’années, a régné sur des bataillons de golden boys en Tunisie et au Maroc. C’était une autre vie.

Désormais, ses « clients » sont des pays et son job n’est pas de leur apporter un rendement à trois mois mais de leur donner accès à des financements qu’aucune autre institution n’est en mesure de leur fournir pour s’adapter au changement climatique. Promis aux pays en développement au lendemain de la conférence sur le climat en 2009 à Copenhague, il aura fallu cinq ans pour que le Fonds vert voit le jour. Tout reste maintenant à faire.

Installée en Corée du sud avec une équipe d’une cinquantaine de personnes, la banquière sait que les projets qu’elle sera en mesure – ou pas – d’aligner d’ici la fin de l’année seront déterminants pour conforter le processus de négociations internationales qui doit aboutir à la signature du premier accord mondial sur le climat en décembre à Paris. Avec ses limiers, elle parcourt le monde pour convaincre les gouvernements d’investir dans la protection du climat et identifier les projets qui feront la différence pour faire dévier de sa course la courbe mondiale des températures.

En février, à l’invitation de l’envoyé spécial pour la protection de la planète, Nicolas Hulot, elle a rejoint François Hollande aux Philippines. Dans quelques semaines, elle sera au Mali pour expliquer aux gouvernements africains comment ils peuvent être les premiers à tirer partie du Fonds vert. Et ils auront toute raison de la croire. Avant d’être choisie à ce poste et en partie pour cela, elle a réussi lors des sept années passées à la Banque africaine de développement à mettre sur pied les projets énergétiques les plus innovants comme le grand complexe de géothermie de Menengaï dans la vallée du Rift au Kenya.

« Femme, jeune et originaire d’un pays en développement. Sur le papier cela peut paraître glamour. Dans la réalité, c’est extrêmement dur ». La confidence ne vient pas d’ Hela Cheikhrouhou, – trop fière de « servir sa cause »-, mais d’un de ses plus proches collaborateurs qui partage avec elle son exil coréen. Elle, préfère s’en tirer par une anecdote : « L’univers des traders dans lequel j’ai commencé à travailler est très masculin. Beaucoup se sont plus à me considérer comme un vase de porcelaine mais j’ai résisté ». A bon entendeur, salut.

Laurence Caramel

Elle est une fée d’Afrique qui œuvre à changer le continent de sa baguette technologique. La Kényane Juliana Rotich se montre là où il faut être. On peut certes la croiser dans les prestigieuses conférences innovantes TED, au Forum économique de Davos, ou au MIT Media Lab, mais aussi à Kibera, l’un des plus grands bidonvilles d’Afrique, au sud de Nairobi. Mais c’est bien sûr le Web, où sont retransmises ses conférences vues par des millions d’internautes, que Juliana Rotich se révèle. Cette accorte de 37 ans en est persuadée : « Les nouvelles technologies jouent un rôle crucial dans le développement du continent ». La brillante informaticienne née dans un village de la vallée du Rift et formée à l’université du Missouri, aux Etats-Unis, le répète tel un mantra.

Juliana Rotich et ses amis kényans, blogueurs et informaticiens de talent, ont fait montre de leur capacité à agir dans le monde virtuel pour transformer le réel. Ensemble, ils avaient créé, dans l’urgence des violences postélectorales de 2007, le premier logiciel open-source « made in Africa », Ushahidi, pour cartographier les dégâts et les témoignages. De quoi attirer l’attention des fondations philanthropiques américaines et des mastodontes de la Silicon Valley qui lorgnent sur l’Afrique, terre numérique presque vierge et marché prometteur.

Sous l’impulsion de Juliana Rotich et ses amis, Nairobi se mue en capitale technologique d’Afrique adoubée par le patron de Google, Eric Schmidt. Un lieu cristallise cette tendance : iHub, espace communautaire ouvert et moderne fondé en 2010 par son ami blogueur Erik Hersman. Juliana Rotich fait fonction de conseillère de ce laboratoire design et branché au service des start-up. « L’Afrique est en passe de dépasser son problème géographique, se connecte au reste du monde et à elle-même », aime à dire Juliana Rotich.

Avec Erik Hersman, elle pense un autre projet, un autre défi sur lequel planchent aussi Facebook, Google et autres : augmenter l’accès à Internet et connecter non pas seulement les capitales mais aussi les contrées reculées. Depuis iHub à Nairobi, Juliana Rotich a élaboré BRCK, un petit boîtier permettant de se connecter au Wifi même lorsqu’il n’y a pas d’électricité. Une perle d’innovation mise sur le marché l’été dernier. « Ce qui fonctionne en Afrique peut fonctionner partout dans le monde », lâche cette entrepreneure dont les projets valorisent une innovation africaine à l’échelle globale.

Joan Tilouine

Elle aime déambuler dans Bata, capitale économique de la Guinée équatoriale, avec des airs de musique plein la tête et ce sourire qui ne la quitte jamais. Patrima, 37 ans, est l’une des chanteuses les plus célèbres de Guinée équatoriale. Son style, c’est le machacando, une musique traditionnelle qui a fait le tour du monde grâce au chanteur équato-guinéen Maélé.

Si les rythmes des chansons de Patrima sont joyeux et entraînant, ses paroles peuvent être graves. « Dans mes textes, je défends la cause des femmes, assure-t-elle. En Afrique, elles n’ont souvent pas les mêmes droits que les hommes et sont parfois victimes de violences conjugales… Rien, absolument rien, ne peut justifier le fait qu’un homme lève sa main sur une femme ! » Ici comme ailleurs, ce sont des choses qui restent généralement confinées dans le couple. Elle, elle les raconte sans tabou dans ses chansons et tente de faire passer ses messages.

Elle dénonce notamment les ravages de la polygamie : « Elle fait naître de la jalousie entre les femmes et donc des tensions qui peuvent être graves. Il faut comprendre que, même si plusieurs femmes partagent le même mari, une seule est considérée comme l’officielle… »

La chanteuse espère réveiller les consciences féminines et inciter les Africaines à prendre leur destin en main « pour qu’elles apprennent à s’assumer, à se défendre et à s’émanciper. »

Dans son premier album, une chanson intitulée « Lo siento » (Désolée, en espagnol) raconte l’histoire d’une épouse qui décide de se venger de son mari, parce qu’il la méprise. Alors elle l’ignore à son tour, ainsi que toute sa famille, en lui disant : « Je suis désolée mais je fais comme bon me semble… »

L’autre combat de Patrima est celui de la défense de la musique traditionnelle. Elle aimerait que les jeunes musiciens africains retournent à leurs origines et cessent d’être influencés par « tous ces clips américains, où le chanteur jette des billets de banque dans une piscine ou un jacuzzi sur des filles en bikini en train de se trémousser. » Un autre combat qui prendra du temps.

Pierre Lepidi

Pour Marie-Thérèse, 63 ans, offrir sa vie à Dieu ne suffisait pas. En 1987, alors qu’elle avait déjà passé la moitié de sa vie au couvent de Brazzaville et qu’elle visitait comme chaque jour les prisons de la capitale congolaise, elle tomba sur Albert, un enfant de trois ans qui vivait avec sa mère incarcérée pour meurtre. Elle décida de se s’occuper de lui jusqu’à la sortie de prison de sa mère. Cela allait changer sa vie. Elle emporte Albert au couvent et passe de soeur à maman.

Les autre soeurs apprécient modérément. La présence de cet enfant, puis d’autres, bouleversent la vie monastique. Neuf ans plus tard, le 5 septembre 1998, elle quitte le monastère pour s’installer, avec « ses » enfants à la Maison de Nazareth, un petit horphelinat à Brazzaville. « Je ne voulais pas imposer ma vocation à d’autres religieuses. Moi, l’aventurière, je devais partir », dit-elle. Depuis, elle a accueilli plus de 200 enfants. Cinquante-trois en ce moment et dont s’occupent quatre « mamans » qui se relaient pour être présentes 24h/24.

Ces enfants sont abandonnés, handicapés, réfugiés en provenance du Rwanda ou encore des shegué (enfants de la rue, en lingala). Marie-Thérèse leur donne de l’amour, une famille, l’accès à l’éducation et de la force de préparer leur vie d’adulte. Ils restent jusqu’à leur 18 ans.

« Dans chacun de ces enfants, je vois Dieu, dit-elle. Et comme je ne peux pas rencontrer Dieu et lui dire combien je l’aime, je passe par eux ». Sa générosité, son courage, a ému de nombreuses personnalités en Europe. Une association, Badao, a été créée par le photographe Yann Arthus-Bertrand pour soutenir ses projets.

Diane Audrey Ngako

Quand on contemple Feddy Tesha, petit bout de femme de 58 ans, dans les réunions officielles à Dar es Salam, dans les travées de sa ferme ou sur les routes de Tanzanie, qu’elle arpente sans cesse, on se pose deux questions. D’abord: quel ressort en elle lui a-t-il permis de développer une des principales exploitations laitières de son pays au lieu de rester petit paysan comme ses parents ou simple fonctionnaire comme ce que lui promettait son éducation modeste? Mais aussi: à quoi ressemblerait l’Afrique si tout le monde était comme elle?

Un jour, il y a dix-sept ans, Feddy a pris une vache à l’arrière de sa maison pour mieux nourrir ses quatre enfants. Les soins prodigués à l’animal lui on fait produire plus de lait que la moyenne (10 litres par jour). Elle a donc commencé à en vendre à ses collègues, fonctionnaires comme elle. Devant le succès de ses petites affaires, elle a pris une seconde vache, puis d’autres, a construit une étable, puis deux. Aujourd’hui, Feddy Tesha a 60 vaches, produisant plus de 1000 litres par jour, et son usine de traitement du lait reçoit la production de 135 petits producteurs, des femmes pour la plupart. Elle est présidente de l’association laitière de Tanzanie et sa société, Profate Investment Ltd, cherche 1,2 million de dollars pour développer une coopérative laitière dans le district de Mkuranga, au sud de Dar es Salam, où 624 petits producteurs sont prêts à livrer leur lait et où le gouvernement met 850 hectares à leur disposition. Elle a toutes les chances de trouver cet argent: des organisme locaux comme le Southern Agricultural Growth Corridor of Tanzania (Sagcot) ou internationaux comme l’initiative Grow Africa, issue du World Economic Forum, l’ont placée en orbite des projets pouvant intéresser les investisseurs internationaux, lesquels considèrent désormais que l’Afrique est une des destinations les plus rentables de la planète.

Feddy considère que son parcours n’a rien d’exceptionnel. Elle a juste bénéficié, quand elle n’avait que quelques vaches, d’un cours de trois semaines du gouvernement tanzanien qui lui a ouvert les yeux sur le marché laitier. Elle considère que des centaines de paysans peuvent, comme elle, « passer à l’échelle », c’est-à-dire de la survivance à la production de masse. La coopérative qu’elle prépare aura en son coeur une ferme modèle où seront dispensés des cours qu’elle énumère avec gourmandise: pratiques modernes de production laitière, architecture des fermes laitières, les soins vétérinaires, le stockage du foin et l’usage des silos à grain, la manipulation hygiénique du lait, le bio-gas et l’énergie solaire, la collecte des eaux pluviales, la préparation de pâturages résistant à la sécheresse et à haute valeur nutritive, l’insémination artificielle.

Une grande partie des membres de la future coopérative sont des femmes Massai qui, dans la culture de leur ethnie, sont en charge du lait. Leurs vaches produisent actuellement 3 litres par jour, mais leur potentiel est de 10 litres. « Pour cela, il faut soigner les animaux, bien organiser la ferme et surtout, un marché laitier qui achète toute la production. La demande de fromage, de yaourt et de lait pasteurisé est énorme, en Tanzanie ».

Feddy Tesha espère transformer la filière laitière de son pays. Entre temps, son succès a déjà transformé la vie de ses enfants. L’aînée est laborantine dans un hôpital. La seconde informaticienne. Le troisième fait un MBA dans une bonne école. Quant à son fils adoptif, le dernier, il a étudié la finance et travaille dans l’immobilier. Mais alors, qui va s’occuper des vaches? « Ne vous inquiétez ps, sourit Feddy. Il y a assez de paysans en Tanzanie ».

Serge Michel

Quand on lui demande son âge, par coquetterie Colette Kitoga esquive la question. Elle finit par répondre « la soixantaine » d’une voix malicieuse. Seule certitude, elle a consacré plus de trente années de sa vie aux plus démunis.

C’est en 1996 que débute son engagement. Après vingt années passées en Europe où elle a étudié la médecine, la jeune femme rentre en République démocratique du Congo. La guerre éclate. Le sort dramatique des femmes et des orphelins la bouleverse. Son petit appartement de Bukavu se transforme en nurserie. « Beaucoup de mères mourraient en couche. Je me suis retrouvée avec quinze nouveaux nés sur les bras. Je n’avais même pas de lait à leur donner. Je les ai confiés à des familles ».

Grâce au bouche à oreille, le petit deux-pièces devient aussi un lieu de refuge pour enfants en cavale. Cinq mille en vingt ans. « Ils avaient assisté à l’assassinat de leurs parents et arrivaient traumatisés. C’étaient des témoins gênants. Il fallait les protéger ». Puis la situation s’aggrave avec l’afflux d’enfants soldats qui fuient les champs de bataille. « On les a cachés dans des familles d’accueil. C’était risqué car quand un enfant soldat était découvert, toute la famille était fusillée », raconte-t-elle.

Vient alors l’idée de créer le centre Mater Misericordiae à Bukavu dans l’est du pays, grâce aux dons de ses amis italiens rencontrés lors de ses études. Trois autres centres, co-gérés par des infirmiers et des psychothérapeutes. Tous bénévoles. Colette Kitoga devient alors « la maman des veuves et des orphelins » dans le Kivu. Une reconnaissance pour celle qui n’a pas fondé de famille. Sous ses yeux, enfants soldats et orphelins apprennent à vivre ensemble « comme des frères ». Pour les réhabiliter, l’école fait office de « psychothérapie ».

Les femmes aussi lui doivent leur renaissance. Dans cette région où le viol est utilisé comme arme de guerre, Colette Kitoga met les victimes à l’abri de la stigmatisation. « Dans nos centres, toutes les femmes, victimes de viol ou non, sont appelées veuves. C’est pour les protéger. Ce sont des veuves… avec des maris », explique-t-elle en souriant. Elles y reçoivent une écoute et des soins médicaux.

Une mission de salut public peu soutenue par les autorités congolaises qui « épuisent » les maigres finances des centres d’accueil, en prélevant l’impôt. Pour survivre, Colette Kitoga tente l’expérience de l’auto-financement grâce à l’élevage de poules et de cochons. Mais elle est, une nouvelle fois, confrontée aux réalités de la guerre. « Des militaires razziaient nos cultures et les animaux. On a dû abandonner », s’agace-t-elle.

Ce combat au quotidien altère sa santé mais sa vocation reste intacte. Partie à treize ans pour l’Italie dans les bagages d’une religieuse, elle a toujours nourri le rêve du retour. « Je viens d’une famille démunie. Enfant, j’ai vu ma petite sœur mourir de la rougeole. J’ai toujours voulu sauver des vies » conclut celle qui a reçu un prix Unicef en 2005. Pour le 8 mars, Colette Kitoga fait un vœu. Celui de voir plus de filles aller à l’école. Pour assurer sa relève.

Coumba Kane

Qui s’enquérit d’une photographe africaine contemporaine sur un moteur de recherche, verra sans nul doute le nom de Zanele Muholi s’imposer parmi les premières occurrences. A coup sûr, les adjectifs « sud-africaine », « noire » et « lesbienne », auront été plus ou moins judicieusement agencés dans les deux premières phrases des portraits consacrés.

Quadragénaire originaire du Kwazulu Natal, une province du littoral est de l’Afrique du Sud, Zanele Muholi s’est rendue célèbre ces dernières années pour son travail centré sur la vie des femmes homosexuelles noires de l’Afrique du sud post-apartheid. Un travail à travers lequel elle dénonce les violences dont celles-ci sont souvent victimes, et auquel il semble être devenu rare de ne pas se référer en évoquant le sujet.

La photographe fait aujourd’hui la fierté d’une sphère LGBTI (lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres, intersexes) internationale et connaît une reconnaissance qui en dépasse largement le cadre. Ici, c’est la revue française Well Well Well, unique revue lesbienne en France, qui lui consacre plusieurs pages dès la sortie de son premier numéro. Là, la BBC britannique couronne l’un de ses clichés en le classant parmi « les plus beaux baisers de l’histoire de l’art ». Ailleurs, le New York Times célèbre la « principale chroniqueuse » de la vie des homosexuelles, « sur un continent où elles vivent menacées ». Un dernier constat particulièrement vrai en Afrique du sud. Si le pays fut l’un des premiers au monde a légaliser le marriage gay en 1996, les associations de défense des droits de l’homme y affichent d’effrayantes listes de meurtres et autres « corrective rapes », des viols censés « guérir » la victime de son homosexualité.

Zanele Muholi, qui déplore de son côté l’absence de médiatisation de l’homosexualité féminine – tout du moins sous un jour positif – a pourtant réussi à redresser la tendance. Sortie diplomée en 2002 du Market Photo Workshop, une école fondée par le célèbre photographe sud-africain David Goldblatt, elle a depuis créé sa propre organisation de soutien aux lesbiennes sud-africaines, lancé un média participatif en ligne dédié à la question, réalisé deux documentaires sur le sujet, exposé ses clichés aux quatre coins du monde, et à ce jour, la section « récompenses » de son CV compte déjà plus de dix lignes. Son calendrier 2015 est lui interminable. Un rapide coup d’oeil permet d’y relever les mots « Oslo », « Londres », « New York », « Venise », « Cape Town », ou « Buenos Aires ».

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